L’indépendance des médias dans l’espace européen : quels espaces de résistances ?

Qu’est-ce qu’être indépendant pour un média aujourd’hui ? Qu’est-ce que ça implique et vers quoi allons-nous en terme de concentration des médias, qui rend l’indépendance si compliquée à obtenir ? Par ailleurs, l’indépendance s’envisage-t-elle également quand il s’agit de financements publics ? Quels sont au final nos moyens d’action ?

Intervenant·es
  • Laura Aufrère, membre du comité de coordination du RIPESS Europe (Réseau Intercontinental pour la Promotion de l’ESS)
  • Sophian Fanen, journaliste, co-fondateur du média en ligne LesJours.fr
  • Denis Perais, membre d’Acrimed, Action-CRItique-MEDias (observatoire des médias)
  • Žiga Pucelj, programmateur de Radio Student (Slovénie)

La concentration capitaliste des médias et ses atteintes à la liberté d’information

« La question de la liberté de l’information a toujours été une question politique ! » Denis Perais

Le rapport « Propriété des médias, réalités du marché et réponses réglementaires » publié en 2017 par l’Observatoire européen de l’audiovisuel avance que les marchés des médias sont, dans la plupart des pays européens, particulièrement concentrés entre les mains de groupes privés et de l’État. En effet, le seuil de concentration moyen est de 64%. En France, 10 milliardaires concentrent la presse nationale et locale. Ces magnats, pourtant non issus du milieu de la presse, choisissent d’y entrer afin de contrôler un réseau d’influence. Nombreux sont les exemples où un riche actionnaire fait pression sur les rédactions. On peut, par exemple, citer la censure d’un reportage embarrassant pour le Crédit Mutuel, devant être diffusé sur Canal+, par Vincent Bolloré. Les intimidations par des procès contre des journalistes ou par la coupure de budget publicitaire sont également fréquentes. Dans Les nouveaux chiens de garde, Serge Halimi affirme qu’un journaliste dispose d’à peine plus de pouvoir qu’une caissière de supermarché sur la stratégie commerciale de son employeur.

Pour éviter les éventuelles conséquences d’un conflit avec un actionnaire, l’autocensure des journalistes est encore plus récurrente. En effet, dans ce rapport de force, les journalistes sont d’avance perdants : leur précarité de plus en plus forte et la clause de la Convention nationale des journalistes, selon laquelle l’expression publique de leur opinion ne doit pas porter atteinte aux intérêts de l’entreprise dans laquelle ils travaillent, restreignent leur capacité d’actions. En outre, il existe une censure qui ne dit pas son nom dans les journaux commerciaux. La publicité nécessite un espace et certains articles sont alors sacrifiés – le plus souvent dans la rubrique culturelle.

La question de la liberté de l’information a toujours été une question politique. Pour assurer cette liberté, il faut garantir l’indépendance de la presse. Et pour ce faire, il faut primordialement régler la question du financement. Denis Perais propose quelques pistes : faire entrer en vigueur une loi anti-concentration au niveau européen, créer un statut à but non-lucratif des sociétés de presse financées par des aides publiques, renforcer la pratique du CDI des journalistes, donner aux médias associatifs un meilleur accès aux fréquences, et réformer le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pour mettre un terme au mode de désignation politique.

L’alternative des médias indépendants : limites et solutions

Radio Student, radio indépendante slovène présentée par Žiga Pucelj, a choisi de se tourner ni vers le « tout digital », ni vers un financement par la publicité. Ainsi, la majorité de son financement provient de projets publics pour des institutions publiques et des ONG. Pour garantir son indépendance, Radio Student mise sur un mode de travail horizontal, axé sur le consensus, et sur une représentation équilibrée au sein de son conseil d’administration. La radio se trouve toutefois menacée par la situation de précarité de ses journalistes : employé·es en CDD, ils·elles ne disposent pas des moyens nécessaires pour mener un travail qualitatif. En effet, la réduction des moyens accordés aux rédactions et la précarisation des journalistes ont conduit à l’appauvrissement de l’information, aussi bien dans les médias mainstreams que dans les « petits médias ». Ces derniers doivent faire face à la pression de la professionnalisation et des financements par la publicité.

Certains journaux alternatifs, tels que LesJours.fr, ont fait le choix d’un journalisme plus lent, profond et sélectif reposant sur la spécialisation des journalistes et sur un système d’abonnement. Il s’agit de donner aux journalistes un élément précieux : du temps. Le principal biais de ces médias indépendants reste leur manque de visibilité. Le modèle gratuit et non-lucratif rend difficile la mobilisation de lecteur·rices. Pour Laura Aufrère, il est fondamental de retrouver un dialogue avec la société civile pour faire valoir le travail de ces médias. Des corps intermédiaires mobilisés sur l’ESS et le développement de la solidarité territoriale pourraient être sollicités pour rediscuter les questions de leur financement et de leur distribution. Il faut ouvrir l’espace public à ces médias et aux problématiques qu’ils rencontrent.

Remettre les notions de service public et d’intérêt général au cœur de la production et de la diffusion de l’information

Les radios associatives font partie du service public de la radio par leurs missions. Pour maintenir son indépendance vis-à-vis des grands médias et des collectivités locales, Beaub’FM, basée à Limoges, mène ses propres projets d’intérêt général (ateliers d’actions socioculturelles, séries médiatiques sur la santé, etc.). La radio plaide pour la création d’un label de découvertes musicales par le Ministère de la culture pour financer la diffusion et la circulation des œuvres et soutenir la diversité musicale. Notons que les radios associatives qui font moins de 20% de leur chiffre d’affaires en publicité sont éligibles à un fonds de soutien à l’expression radiophonique. Ses radios sont essentielles à la vie des citoyen·ne·s puisqu’elles donnent de la visibilité à des initiatives locales invisibilisées par les grands médias. Pour redonner de la visibilité à tou·tes les citoyen·nes et assurer la liberté d’information, il faut s’affranchir de la financiarisation du service public de l’audiovisuel, de la pression du secteur privé lucratif et renforcer les médias de proximité pour donner la parole à tout le monde.

La production d’information ne peut alors qu’être publique et aux mains du public, c’est-à-dire d’une personne publique ou d’une association citoyenne non-lucrative. La publicité et la logique capitaliste sont incompatibles avec la production et la diffusion d’informations. Dans le Monde diplomatique, Pierre Rimbert propose un système intéressant de cotisations sociales pour proposer un service commun aux entreprises de presse non-lucratives et fonctionnant sans publicité. Ce système permettrait de stabiliser les financements et assurerait dès lors l’indépendance et la qualité de la presse. Le tiers secteur doit pouvoir assurer ces missions d’intérêt général sur un autre mode que le capitalisme. Comme le disait Karl Marx, « la première liberté de la presse est de ne pas être une industrie ».

Une régulation nécessaire des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTCI)

Le développement des NTCI a facilité l’émergence de nombreux médias alternatifs. Cependant, il est flagrant que les multinationales, notamment les GAFAM, ont envahi ces espaces et capté l’essentiel de l’audience. Une amplification des phénomènes de concentration en a découlé. Un soutien aux médias alternatifs par des dispositifs techniques et légaux s’impose. Pour Sophian Fanen, l’éducation aux médias à l’école est essentielle pour permettre aux citoyen·ne·s de distinguer, dans un espace aussi vaste qu’Internet, ce qui relève de l’information. En effet, on remarque aujourd’hui une confusion entre les médias (médiums communiquant) et le journalisme. Tombé dans l’économie de l’attention, l’internaute devient un simple pôle d’absorption déterminé par des algorithmes. Internet est un paysage dans lequel il faut structurer l’information, et en particulier un espace dédié aux médias indépendants.

Cette synthèse a été rédigée par Valérie de Saint-Do pour l’UFISC.

Ressources

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Initialement impulsé par la FEDELIMA, POP MIND est porté depuis cette édition 2019 par l’UFISC et ses membres.

Pour cette 4ème édition, POP MIND était coorganisé avec le Collectif des Associations Citoyennes (CAC) et l’association Opale, et co-construit avec une grande diversité de partenaires, ainsi que de nombreux partenaires dans le champ de la culture et au delà, parmi lesquels on peut citer : le Mouvement pour l’Economie Solidaire (MES), Biens Communs, le CRID, l’Alliance internationale des éditeurs indépendants (AIEI), le réseau Rman, le RIPESS Europe, la PFI… et bien d’autres !