Gratuité et culture : une façon de mieux résister au capitalisme ?

N’est-il pas temps de revendiquer un service public gratuit de la culture au même titre que l’école, les services de la santé ou bien encore ceux du transport et l’ensemble des services publics ? De plus en plus soumis aux injonctions de rentabilité, aux effets de concentration à la faveur de la consommation de produits plutôt qu’à celle de la recherche de sens, les acteurs culturels souffrent. Face à ce constat et l’augmentation accrue de la marchandisation, dans un contexte de budgets publics des plus contraints, la nécessité de réinterroger le modèle économique du champ culturel s’impose comme un nouvel enjeu. Si certains y posent des injonctions économiques, il s’agit en réalité de défendre une politique de l’émancipation de toutes les personnes et l’expression de leur(s) culture(s) pour une société plus juste et plus durable, dans le respect des droits humains.

Intervenant·es
  • Jean-Louis Sagot-Duvauroux, Philosophe et Dramaturge, auteur de l’ouvrage Pour la gratuité
  • Amélie Clément, Présidente du Ministère de la Ruépublique, Fédération des arts de la rue Normandie
  • Patrick Viveret, Philosophe, Ecrivain, Magistrat honoraire à la Cour des comptes

L’ère du capitalisme : un biais à l’émancipation des personnes humaines ?

Le marché capitaliste et la gratuité sont deux réalités socioéconomiques en opposition : alors que le premier offre à chacun selon ce qu’il a en poche, la seconde tente de produire des rapports non marchands et offre à chacun selon ses besoins. La gratuité se présente alors comme une forme de dépassement de ce que l’on nous présente trop souvent comme une fatalité.

Pour Jean-Louis Sagot-Duvauroux, il existe trois grandes caractéristiques du marché qui témoignent que celui-ci ne peut s’appliquer au champ culturel. Premièrement, le marché a produit une évaluation quantitative et monétaire de tout, si bien qu’un imaginaire marchand fort a saisi nos esprits et que la gratuité semble ne pas exister. Or, la culture est un lieu essentiel de production du sens et de mise en forme de représentations qui permettent de donner du sens à notre vie. Les objets – un livre par exemple – sont certes évaluables sur un marché mais la transmission d’idées ne l’est pas. Ce qui est créé pour faire bouger l’imaginaire, l’intelligence et le sens de notre existence ne peut être que gratuit.

Deuxièmement, sur le marché, les offreurs présupposent un désir à travers une étude de marché. Or, une œuvre culturelle ne doit pas répondre à un désir préexistant en principe : il existe une part de risque à laquelle le secteur marchand n’est pas adapté.

Enfin, lorsque le consommateur paie à un prix relativement élevé une place de concert, de théâtre ou encore de musée, il souhaite rentabiliser cette dépense. L’univers marchand vient donc vicier notre rapport aux œuvres et seul le rapport non marchand est adapté à la contemplation.

Le capitalisme, fondé sur le droit romain de la propriété, a entraîné un mouvement de privatisation du langage. Par l’influence des nouveaux médias capitalistes, la fonction de séduction du langage a pris le pas sur celles de vérité et de transmission. Cette privatisation porte atteinte à la liberté de construire du sens dans le champ culturel et artistique : le système capitaliste, qui monopolise la production et la diffusion, ne peut monopoliser que la partie qui correspond au rapport marchand. L’esthétique « de l’excitation », marchande et rentable, est privilégiée par ce système au détriment d’autres esthétiques telles que celles du « raffinement » ou de la « resymbolisation » (telles que le blues ou le jazz). Peu d’argent est investi dans ces esthétiques alors qu’elles sont le lieu où la société se resymbolise. Elles sont par nature sans prix et ne correspondent pas à un désir préétabli mais à la reprise des morceaux éparpillés de la représentation de soi.

La gratuité comme moyen de résistance

L’art de rue, c’est donner rendez-vous à des personnes à un endroit où elles n’ont pas nécessairement décidé ni souhaité venir parce qu’elles n’ont pas de désirs ni d’imaginaire préétablis. Ce type de production artistique est pensée comme extrêmement solidaire : l’œuvre s’adresse à une grande partie de personnes et doit être accessible à tou·te·s. La gratuité est alors indispensable. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, complétée par la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, prône l’accès de chaque individu à l’art et à la participation de la politique culturelle de sa communauté. Nous sommes tous producteurs et parties d’une forme de culture.

La gratuité est l’endroit de la désobéissance civile puisqu’elle ne rentre pas dans le schéma du monde capitaliste. Cependant, pour que la gratuité puisse être effective, un financement par les collectivités territoriales est parfois indispensable. Or, les critères d’évaluation de l’œuvre sont purement quantitatifs et ne servent ni l’œuvre ni ses enjeux. Le risque aujourd’hui est que les artistes incorporent ces critères dans la production de leur œuvre pour avoir accès à un financement public. En outre, l’autrice Naomi Klein a bien montré en quoi le grand capital sait détourner les codes des plus rebelles en se réappropriant les codes de la désobéissance civile. Ces constats et ces risques nous amènent à être vigilants pour poursuivre cet idéal de gratuité, le don de soi au-delà de la simple transaction.

Retrouver du sens par la culture et par la redéfinition des concepts

« Face aux systèmes d’oppression et de domination, dont le capitalisme est une des formes, la culture en tant que réappropriation de la langue est une des premières formes de résistance. »

La colonisation de la langue par le système capitaliste est le point central de verrouillage des imaginaires. La reprise de certains mots clés est essentielle pour décoloniser le langage et redonner du sens. La valeur, par exemple, renvoie à ce qui est source de vie : il y a perte quand il y a destruction d’un écosystème, et non pas baisse du prix de tel objet. La richesse est ce qui compte : dans nos imaginaires, les éléments qui comptent dans notre vie ne sont traductibles ni en terme monétaire ni en terme quantitatif. Face aux systèmes d’oppression et de domination, dont le capitalisme est une des formes, la culture en tant que réappropriation de la langue est une des premières formes de résistance. Par ailleurs, cette redéfinition des concepts transforme les logiques d’évaluation managériales de contrôle au profit d’une évaluation démocratique, sensée et co-construite.

Pour Amélie Clément, les critères d’évaluation doivent également prendre en considération la capacité de l’œuvre à entrer en écho avec le lien et le moment où elle est offerte, à travers un travail en commun puisqu’elle n’existe pas en dehors de l’événement et du sens qu’elle produit. Lorsque l’on étudie la « comptabilité bénéfique », on remarque que la partie monétaire ne représente qu’un quart des éléments étudiés. D’autres cadrans – écologique, social, démocratique – sont d’autant plus importants.

Ces pistes de modes de comptabilité permettent de se libérer de structures d’enfermement et de domination imposées par les modes d’évaluation quantitatifs qui ont tendance à oublier le processus de création au profit de l’œuvre finie.

La gratuité des échanges humains

Il est important de noter que la gratuité a été historiquement, et peut encore aujourd’hui être, le vecteur d’une forme de domination. Dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XVème et XVIIIème siècles), Fernand Braudel montre en quoi le monétaire et le marché peuvent être un élément de libération dans des rapports de domination non marchands. Il ne suffit donc pas qu’il y ait gratuité pour être dans une perspective d’émancipation. Marcel Mauss1 met en évidence le don de rivalité, pouvant être agonistique. Ce type de don est un « don de domination » qui ne relève donc pas de la gratuité, bien que non monétaire. Des formes de bénévolats relèvent également de cette logique de domination : Patrick Viveret oppose les « bénévoleurs » aux « bénévolés ».

Ainsi, la gratuité est cohérente avec la culture comme instrument de résistance à condition que cette même gratuité ait fait sa propre évaluation. Elle a sa place, mais elle n’est pas tout puisque la domination occidentale est très présente, également dans le champ culturel. Pour Jean-Louis Sagot-Duvauroux, la gratuité ne peut avoir de sens sans l’idée d’inaliénabilité des personnes qui est au cœur de l’histoire de l’émancipation – abolition de l’esclavage, réduction du temps de travail, émergence de la sécurité sociale, etc.

Le discernement de la nature d’un échange est fondamental pour évaluer sa gratuité. Certains échanges ne sont ni de nature économique, ni de nature politique ou démocratique, mais d’une nature humaine et relationnelle. Le lien entre les racines des mots gratuité, gratitude et gratification renvoie à ce qui est essentiel pour les êtres humains : le sens et la reconnaissance, deux éléments que l’on retrouve dans le rapport à l’amour, à la beauté et à l’art, qui sont non-monétaires et non-quantifiables.

  1. Marcel Mauss, Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, L’Année sociologique, 1924 ↩︎

Cette synthèse a été rédigée par Valérie de Saint-Do pour l’UFISC.

Ressources

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L'édition 2019

Les droits humains fondamentaux : une zone à défendre !

L’édition 2019, accueillie au 106 à Rouen, était placée sous la thématique des droits fondamentaux comme nouvelle ZAD à défendre et à investir.

Initialement impulsé par la FEDELIMA, POP MIND est porté depuis cette édition 2019 par l’UFISC et ses membres.

Pour cette 4ème édition, POP MIND était coorganisé avec le Collectif des Associations Citoyennes (CAC) et l’association Opale, et co-construit avec une grande diversité de partenaires, ainsi que de nombreux partenaires dans le champ de la culture et au delà, parmi lesquels on peut citer : le Mouvement pour l’Economie Solidaire (MES), Biens Communs, le CRID, l’Alliance internationale des éditeurs indépendants (AIEI), le réseau Rman, le RIPESS Europe, la PFI… et bien d’autres !