Cette synthèse rend compte des deux ateliers intitulés « Pour une autre économie de l’art et de la culture 1 & 2 » et de la table ronde « Démocratie économique et droits culturels : utopie ou réalité ?« , qui ont été consacrés à l’articulation culture/démocratie/économie lors de POP MIND 2021. La table ronde a également fait l’objet d’une synthèse spécifique de Profession Spectacle, partenaire presse de POP MIND 2021.
Quinze ans après la publication du manifeste de l’UFISC « Pour une autre économie de l’art et de la culture« , alors que la Fédération a rassemblé de nouveaux membres, et élargi et approfondi ses réflexions, la question est posée d’une mise à jour tant du Manifeste que du livre éponyme détaillant ses contenus. Les deux ateliers étaient conçus comme un temps d’échange et de travail collectif sur ce qui fait la force de ce texte, mais aussi d’en identifier les manques et les interrogations qu’il suscite.
La table ronde, pensée en complémentarité, proposait aux participant·es de débattre et de nourrir une contribution « Culture et économie solidaire » à la démarche « La République de l’ESS« , animée par ESS France.
Intervenant·es
- Jean-Louis DESNOUES, Président de la CRESS Centre (Chambre régionale d’Economie Sociale et Solidaire) ;
- Bérénice DONDEYNE, Membre du CA du MES (Mouvement pour l’Economie Solidaire) et Vice Présidente d’ESS France ;
- Bruno LASNIER, Délégué général du Mouvement pour l’Economie Solidaire (MES) ;
- Jean-Louis LAVILLE, Professeur du CNAM, titulaire de la chaire Économie solidaire, Chercheur au LISE-CNAM (CNRS) et responsable du programme Démocratie et économie plurielles (FMSH) ;
- Pauline RAUFASTE, Cheffe de projet sur la République de l’ESS à ESS France
Animation
Patricia COLER, Déléguée générale de l’UFISC et co-Présidente du MES (Mouvement pour l’Economie Solidaire) et Luc DE LARMINAT, Co-directeur d’Opale-CRDLA Culture
La relation entre l’UFISC et les structures de l’Économie sociale et solidaire (ESS) est un bel exemple de réciprocité des échanges et d’apport mutuel.
Un peu d’histoire : l’UFISC s’est fondée en 1999 en réaction aux dispositions introduites en 1998 sur la fiscalité des associations pour défendre la non-lucrativité de structures. La réflexion des membres fondateurs s’est élargie à l’emploi, puis aux modes de gestion caractérisant leur secteur – à l’époque, essentiellement celui du spectacle vivant– pour définir la spécificité économique d’un champ culturel qui ne s’inscrivait ni dans l’économie marchande ni dans l’institution culturelle publique.
Huit ans après, en 2007, le Manifeste de l’UFISC Pour une autre économie de l’art et de la culture offrait une description fine et des définitions précises sur ce qu’on nommait alors le « tiers secteur » de la culture : ses valeurs, ses modes de fonctionnement, et ses revendications. Pour nombre d’acteurs, il a constitué une sorte de bréviaire permettant de se situer dans un mouvement, et de se reconnaître dans une éthique et des fonctionnements.
Depuis, les organisations n’ont cessé de tirer des fils pour élargir et approfondir cette réflexion, et de cultiver la diversité des contributeurs. POP MIND accueille désormais des acteurs culturels aux modes économiques différents (radios, arts visuels, librairies et édition indépendantes…), tissant au passage de multiples complicités et travail en commun avec les acteurs de l’économie sociale et solidaire.
Parallèlement, la diversité culturelle prônée comme une valeur essentielle du Manifeste de 2007 s’est complétée, au fil des années, par une recherche approfondie et une défense active des droits culturels.
C’est à cette aune que la réécriture du Manifeste est envisagée : une version enrichie du travail au long cours mené par l’UFISC sur l’économie sociale et solidaire, les droits culturels, la démocratie.
C’est aussi grâce à cette longue histoire de dialogue et de coopération que l’UFISC a contribué à un autre Manifeste ou « Proclamation » à paraître : La République de l’ESS, dont l’objectif est d’élaborer et partager le projet politique porté par l’économie sociale et solidaire, avec un horizon ambitieux : « Pour que les jours d’après soient les jours heureux » !
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Retour aux fondamentaux
En 2007, le Manifeste ne mentionnait pas l’économie sociale et solidaire en tant que telle. Pourtant, non seulement la forme juridique, essentiellement associative, des structures regroupées dans l’UFISC les y inscrivait d’emblée, mais de plus toutes les caractéristiques décrivant leurs principes de fonctionnement et valeurs entraient en résonance avec les fondamentaux de l’ESS, tels qu’ils ont été rappelés par Pauline Raufaste, cheffe de projet de la République de l’ESS à ESS France, et Bérénice Dondeyne, vice présidente d’ESS France et membre du Conseil d’administration du MES – Mouvement pour l’Economie Solidaire.
« La proclamation « La république de l’ESS » est un projet d’envergure né après le premier confinement, lorsqu’on voulait croire au monde d’après, explique la première. Pour que ce “monde d’après” soit plus juste et plus vivable, l’économie sociale et solidaire doit tenir une plus grande place dans la société. Pour cela, elle doit renforcer sa vision politique, au delà de ses plus petits dénominateurs communs de l’ESS exprimé dans la loi de 2014 (utilité sociale, gouvernance partagée, non-lucrativité). Il s’agit de produire une autre vision du monde et de la matérialiser dans un texte avec une déclaration de principe. »
Pour ce faire, ESS France a multiplié les agoras, les rencontres, lancé des appels à contributions tant aux différentes structures et réseaux qui la composent qu’aux individus, fait témoigner des acteurs et organisé un tour de France. Avec en filigrane cette question : « Comment ce texte peut-il contribuer à faire du commun ? »
Pour le Mouvement pour l’Economie Solidaire, Bérénice Dondeyne a détaillé la proposition de contribution élaborée en commun avec le mouvement SOL, le CNRLQ, l’UFISC, Les Localos, l’UNADEL, La Parole des chômeurs, sur le thème de la démocratie économique. « Ce sont les citoyens qui font l’économie solidaire, au travers de milliers d’actrices et d’acteurs de la transition dans les territoires, précise-t-elle. Notre objet est d’enrichir la citoyenneté par l’exercice réel de la démocratie économique. »
Pour le groupe de travail, la démocratie économique s’organise autour de six piliers :
- Réactiver la citoyenneté comme condition de transition et résilience ; reconnaître les citoyens engagés sur ce sujet et les écouter (ce qui n’est souvent pas le cas). Favoriser l’usage de monnaies locales, vrais outils pour la résilience des territoires, avec un cadre juridique adéquat.
- Se réapproprier l’économie par l’exercice de la démocratie, cultiver l’esprit de résistance et de réjouissance pour construire le monde de demain ;
- Reconsidérer l’ESS comme un mouvement citoyen, projet d’émancipation individuelle et collective ;
- Renouveler la démocratie comme condition de la vie politique, avec la création de nouveaux espaces de délibération, et cofonder le développement local avec les citoyens, avec des attitudes plus ascendantes que descendantes, y compris chez les acteurs de l’ESS ;
- Oser l’économie sociale, solidaire, et populaire. « Nous, les classes intermédiaires, devons faire « avec », et non « pour », les personnes les plus précaires et exclues, et pour cela renouer avec l’éducation populaire. »
- Reconnaître l’engagement citoyen de proximité au travers du monde associatif.
Quelle place pour la culture dans l’ESS ?
« L’économie est aussi un trait culturel que l’on peut se réapproprier », conclut Bérénice Dondeyne, tandis que Caroline Dumas, directrice de la chambre régionale de l’ESS Centre Val de Loire enfonce le clou : « Au cours des mois sans culture, la perte de sens était difficile à vivre. Les acteurs culturels ont toute leur place à prendre dans l’économie sociale et solidaire. 11% des établissements ESS relèvent du secteur culturel et 75% des établissements culturels relèvent des statuts de l’ESS. ».
La contribution proposée par l’UFISC à la République de l’ESS s’organise autour de plusieurs axes : la défense de la diversité du fait associatif et coopératif, la réciprocité, l’insistance sur les formes d’économie non monétaire.
« L’imaginaire économique, très restreint, reste dominé par les principes marchands », résume Patricia Coler. L’ESS, c’est la capacité de penser l’économie comme une culture, réfléchir à nos modes de faire et à ce qui nous permet de faire de l’échange autre que monétaire. Ce qui nous permet de faire le lien avec la démocratie et les droits culturels. Si l’on défend la diversité culturelle, on ne peut pas croire à une seule économie et manière de s’organiser alors que nos langues, nos traditions, nos manières de vivre la famille, le travail sont diverses. La manière dont on va organiser cette diversité, passe par un imaginaire économique nouveau, pour« démarchandiser nos réflexions ». La culture a tout à apporter, puisqu’elle va travailler les questions de l’expression, de l’invention, de l’imaginaire. D’où l’importance d’observer et rendre visible ce qui est déjà inscrit dans les pratiques. L’autre élément fondamental étant la démocratie : dans une économie à la structuration très descendante, où on nous dit la règle, comment faire vivre la démocratie qui exige du temps, face à la logique de l’efficacité ? »
Se réapproprier l’économie
Fut-elle « sociale et solidaire« , la primauté donnée à l’économie dans le Manifeste de l’UFISC et l’ouvrage Pour une nouvelle économie de l’art et la culture pose question dans sa nouvelle édition. Au vu du travail considérable effectué par l’Union sur la démocratie et les droits culturels, faut-il continuer à mettre l’économie en avant, ou brasser plus largement les thématiques abordées ces dernières années, et notamment celle des droits culturels ? « Supprimons la primauté du mot « économie », arrêtons d’aller sur le terrain de l’ennemi. L’économie est libérale, elle paraît au dessus de tout, décider de nos vies, de tout. Mettons l’économie après la République, après le social, après la culture : elle n’est qu’un outil ! » s’exclame Serge Calvier, vice-président de la Fédération nationale des arts de la rue. Ce à quoi Jean-Louis Laville répond: « Faut-il laisser l’économie à l’ennemi ? On n’en parle pas, mais la moitié de la planète ne pourrait pas vivre sans autres formes que celles du capitalisme marchand. Donc, il faut se réapproprier l’économie comme un moyen et non comme une finalité. »
Cela pose la question de savoir à qui l’on s’adresse : le cercle élargi des acteurs de la culture ou ledit « grand public » ? Pour certains, la finalité des textes est d’abord de rassembler les acteur·ices de toute la culture partageant ses valeurs face aux interlocuteurs institutionnels. Viser un public plus large supposerait un autre chantier autour des droits culturels. Sur cette épineuse question, le philosophe Luc Carton comme l’économiste Jean-Louis Laville apportent leur éclairage spécifique et aident à penser l’articulation entre économie, culture et démocratie.
Pour Luc Carton, l’invention de l’économie est une invention datée, et d’une certaine manière périmée : « La césure entre économie et social est parfaitement incompréhensible ! Où commence l’économie, où finit le social ? La zone grise prend énormément de terrain entre les deux. C’est une question de rapports de force : on dit que l’économique c’est la décision d’investir, c’est la décision d’organiser le travail, de choisir les produits et les services, l’imperium du patronat. Le social est ce qui reste éventuellement à discuter en termes de redistribution partielle de la richesse et des conditions de travail. Ce partage est contemporain d’un autre entre l’économique et le culturel. Par l’industrialisation, on extirpe la culture de la socio-économie. C’est le fameux « savoir mort incorporé à la machine ». Nous sommes au bout de ce régime : ce n’est plus en extirpant la culture que l’économie accumule, c’est en accueillant la culture. Le levier du capitalisme informationnel, c’est d’incorporer l’information, la culture, la formation, les manières de voir et de croire, les manières de signifier comme leviers principaux de l’accumulation. À partir de là, notre fameux triangle démocratie, économie, culture est totalement déstabilisé. Nous sommes « embedded », dans le lit de l’économie de services et donc d’une économie massivement culturelle. Donc, un « Manifeste pour une autre économie de l’art et de la culture » doit réviser ses classiques, et accepter qu’on soit en recherche épistémologique. »
Les questions posées tant par la réédition du Manifeste que par La République de l’ESS se heurtent en effet à des questions fondamentalement politiques, et mettent en lumière un clivage tabou et généralement tu au sein de l’ESS : son objet est-il de « moraliser le capitalisme », ou de le dépasser ? Cela oblige les acteurs et auteurs à clarifier leur projet.
Là, pour Jean-Louis Laville, il faut que l’ESS retrouve une forme de radicalité : « Pourquoi l’ESS n’a-t-elle pas pesé davantage dans l’histoire ? Parce qu’elle a toujours composé avec le système dominant. Or, il faut se rappeler que le projet néolibéral n’est pas économique. La visée d’Hayek1 est la réduction de la démocratie : en finir avec l’intervention publique, les règles sociales et réduire les associations et syndicats à des prestataires de service à bas coût qui ne doivent plus avoir accès au débat public. On se heurte à un ennemi principal qu’il faut nommer. La détérioriation, les inégalités, les ravages écologiques ne sont pas là par hasard. C’est quand on isole le politique du social qu’on vit l’évolution dans laquelle nous sommes et dans laquelle l’économie devient le capitalisme marchand. Habermas2 le disait : le principal problème de nos sociétés est la « tension irréductible entre capitalisme et démocratie » ».
« Au moment où une alternative économique naît toutes les 3 secondes (économie circulaire, économie verte, etc..), l’ESS est la seule tentative en actes depuis deux siècles d’une alternative économique, avec ses impasses mais aussi ses avancées. Elle montre que si l’on veut que la démocratie puisse être approfondie, il ne faut pas la situer hors économie, mais aborder la question difficile de la démocratie économique. Donc, poursuit Jean-Louis Laville, il faut que l’ESS ait une capacité à dire non. Des évolutions doivent être refusées : la financiarisation de l’action sociale, la financiarisation de l’action culturelle.
L’histoire de l’ESS, ce n’est pas celle de la solidarité traditionnelle ni de la philanthropie, mais d’une solidarité démocratique. C’est l’application dans l’économie des principes de liberté, égalité, solidarité. Nous avons besoin d’écodiversité autant que de biodiversité, c’est une manière de respecter la diversité culturelle et de la société. »
D’où un double défi pour les Manifestes et ouvrages à venir : articuler la cohérence d’une vision fondamentalement politique, tout en respectant l’infinie pluralité de ses expressions. C’est là que le travail sur les imaginaires s’avère fondamental.
- Friedrich Hayek (1899-1992) est un économiste et philosophe austro-britannique. Il est l’un des théoriciens du libéralisme économique au XXe siècle. ↩︎
- Jürgen Habermas (né en 1929 à Düsseldorf), est un philosophe, sociologue et théoricien allemand en sciences sociales. ↩︎
Cette synthèse a été rédigée par Valérie de Saint-Do pour l’UFISC.
Facilitation graphique : Anna-Célestine BARTHELEMY.

Ressources
Pour une citoyenneté favorisant la démocratie économique | Contribution portée par le MES – Mouvement pour l’Economie Solidaire, rédigée en lien avec Mouvement Sol, le CNLRQ-Collectif National des Régies de Quartier, le CAC-Collectif des Associations Citoyennes, l’UFISC-Union Fédérale d’Intervention des Structures Culturelles, OPALE-Culture, Le Collectif Les Localos, l’Unadel, Union Nationale des Acteurs du Développement Local et le Collectif National pour la Parole de Chômeurs, |
Les associations et leur contribution à la démocratie. Un défi contemporain. | De Jean-Louis Laville et Anne Salmon, dans Les Politiques Sociales, 2017. |
Refuser le social-libéralisme | Article issu du blog de Jean-Louis Laville sur Alternatives Economiques, 2023. |
Ressources audio issues du POP MIND 2019
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