La multitude des initiatives artistiques et culturelles traduit l’aspiration contemporaine à participer à la vie artistique et culturelle. Elles témoignent de la façon dont la capacité des personnes à « faire et créer ensemble », des processus d’action autour des dimensions culturelles, dessine de nouveaux horizons d’émancipation. À travers une mise en travail des droits culturels, elles tentent de repenser les questions de diversité et de relation à l’autre. Énoncés dans les textes internationaux, les droits culturels font partie intégrante des droits humains et sont une responsabilité publique et citoyenne.
Alors, comment prendre en compte les droits culturels des personnes et la construction participative des modes de vie sur les territoires ? Comment partager des ressources culturelles et proposer des espaces d’expression et de discussion ? Comment articuler les droits culturels avec d’autres droits ? Quelles démarches de mise en travail des droits culturels émergent aujourd’hui en France et en Europe ?
Intervenant·es
- Susana Sousa, Directrice des services de la GEPAC, Direction des Services de stratégie, programmation et évaluation culturelle (Portugal)
- Marta Silva, Fondatrice et Directrice artistique et exécutive du projet LARGO Résidências (Lisbonne)
- Anaïs Massola, libraire (Le Rideau Rouge), administratrice d’AILF (Association Internationale des libraires francophones) et membre du directoire de SLF (Syndicat de la librairie française)
- Anne-Christine Micheu, Chargée de mission sur les droits culturels au ministère de la Culture
- Christian Ruby, Philosophe, Docteur en philosophie
Animation
Stéphanie Gembarski, FEDELIMA.
SOMMAIRE DU DOCUMENT (cliquer pour dérouler)
- La prise en compte des droits culturels par la réinvention de notre rapport à l’art et à la culture
- Les droits culturels mis en travail par les acteurs du champ culturel
- La mise en travail des droits culturels par les institutions publiques françaises
- L’exemple portugais : faire valoir les droits culturels par les politiques culturelles
La prise en compte des droits culturels par la réinvention de notre rapport à l’art et à la culture

Encore aujourd’hui, les débats autour de la culture sont marqués par un vocabulaire et des logiques étatiques tels que « l’accès à la culture » ou « la diffusion de l’offre culturelle ». La société civile et ses capacités de remise en question ne sont que rarement évoquées. Cette tendance fige les dynamiques culturelles et résorbe les problèmes dans des considérations techniques. L’émergence de la notion de droits culturels n’y a pas mis fin mais pousse à nous défaire de ces expressions et de ces déterminations : il s’agit de penser d’abord en termes d’émancipation des spectateur·ices et auditeur·ices, de déplacement de la perception et de changement des modes de spatialité et de temporalités.
Pour le philosophe Christian Ruby, la difficulté réside dans la tension entre le maintien de l’adresse des œuvres d’art à tout·e·s et les difficultés historiques et sociales à réaliser cette adresse. Cette tension débouche sur des slogans tels que « Culture pour tous », qui paradoxalement bloquent l’action culturelle et survalorisent les grands équipements et projets. En découlent des inégalités de reconnaissance des manifestations artistiques et une instrumentalisation des arts et de la culture.
Pour faire face à ce mode de raisonnement, Christian Ruby propose deux pistes. D’une part, revenir à un rapport émancipateur aux pratiques des arts et de la culture qui nous oblige à déplacer nos schèmes de perception et à envisager une autre communauté sensible éventuelle. D’autre part, revenir à l’idée selon laquelle la communauté esthétique n’existe pas mais qu’elle est toujours à faire et à refaire à travers des espaces de discussions autour de ce qu’elle fait ou de ce qu’elle voit. Envisager des espaces de discussion, dans lesquels chacun·e pourrait rediscuter sans cesse de ce qui fait de lui·elle un·e spectateur·ice, voire un·e participant·e. Nous pouvons changer nos modes de raisonnement en matière d’art et de culture.
Cette option ouvre la voie à une démocratie des initiatives et des multitudes infinies en permettant à la culture d’être conçue comme l’ensemble des exercices par lesquels les femmes et les hommes se tiennent debout et affirment leur capacité à dire leur mot sur ce qui les concerne.
Les droits culturels mis en travail par les acteurs du champ culturel
Les acteur·ices du champ culturel sont au fondement de la valorisation, de l’application et de la garantie des droits culturels, qui ont largement émané de ces mêmes acteur·ices. Il existe un lien important entre ce que portent les droits culturels et les enjeux auxquels est confrontée la profession de libraire – concentration des acteurs, financiarisation, standardisation, surconsommation, surproduction, précarisation, etc. Longtemps pensés comme des « passeurs de textes », les libraires animent en réalité des lieux qui offrent du sens. L’enjeu d’élargissement du métier est réel mais n’a pas encore engendré de redéfinition de celui-ci. Par un engagement social, à travers des actions avec les écoles de quartier par exemple, les librairies s’emparent largement des droits culturels. Anaïs Massola et ses collègues participent à la mise en place d’ateliers d’éco-fiction afin d’imaginer la libraire de demain dans une société écologique, en retissant des passerelles avec ce qui est déjà existant. Les droits culturels sont actifs dans la librairie depuis longtemps, il s’agit maintenant d’en faire une arme.

Largo Résidências est une coopérative culturelle basée à Lisbonne. Depuis de nombreuses années, elle forme un groupe d’artistes vivant et travaillant dans un quartier défavorisé. La coopérative cherche à développer, outre des activités culturelles, des actions complémentaires en direction des personnes défavorisées, peu familiarisées aux activités artistiques. Par l’art, elle inclut à divers niveaux des communautés, les amène à se mélanger afin d’effacer les frontières, déconstruire les étiquettes et former une nouvelle communauté. Entreprise sociale, Largo Résidências joue un rôle de médiateur entre les citoyens, les politiques publiques et les associations. Ses projets locaux sont inspirés de la réalité concrète du quartier, au travers de rencontres avec des personnes isolées et/ou vulnérables. L’objectif de ces projets artistiques est de leur permettre de rétablir un lien avec la communauté. La coopérative mène des projets inclusifs et multiculturels qui cherchent à transformer les perceptions de chacun·e.
La mise en travail des droits culturels par les institutions publiques françaises
« Les droits culturels sont une question compliquée, voire risquée, mais c’est sûrement à ce prix qu’on survivra à la robotisation de la vie culturelle à venir. » Anne-Christine Micheu
Au Ministère de la culture, les droits culturels font l’objet d’une injonction paradoxale par rapport au cadre descendant de la démocratisation culturelle. Les institutions se sont emparées de cette notion par les lois NOTRe1 et LCAP2 qui confirment la compétence partagée en matière de politique culturelle entre l’État et les collectivités territoriales et introduisent le respect des droits culturels.
Toutefois, le positionnement de la loi française est réducteur et confine les droits culturels aux secteurs des arts et de la culture, qui sont toujours conçus comme l’accès à des œuvres de référence. Prendre en compte la dimension culturelle des autres droits de l’homme permettrait d’ouvrir la voie à des politiques plus inclusives et de fluidifier l’intervention culturelle dans le champ des politiques interministérielles. Les droits culturels bouleversent la question du sens des politiques culturelles : il ne s’agit plus seulement de garantir un égal accès à des œuvres de référence mais de permettre à chacun d’exprimer son humanité et du sens, en accédant aux ressources nécessaires à son développement personnel et social. Au plan collectif, les droits culturels prônent l’égale dignité des cultures pour permettre l’égale liberté et dignité des personnes. Ils incitent à engager un processus démocratique de reconnaissance de la diversité pour co-créer symboliquement un monde commun.
Il n’est plus question de la relation des personnes avec les œuvres, mais de la relation entre les personnes et entre les cultures. Ce changement de perspective remet en cause le secteur des professionnels de la culture qui s’est construit dans des silos disciplinaires, avec une forte hiérarchie esthétique introduisant des cultures dominantes et des cultures dominées. Pour Anne-Christine Micheu, il y a dans les institutions culturelles françaises un certain blocage lorsque la question culturelle dépasse celle des objets culturels et s’incarne dans l’identité des personnes. Ces institutions se pensent neutres par rapport au rapport de domination qui divise notre société. Elles prônent une version des droits culturels qui se réduit à la participation de la vie culturelle sans prendre en compte la logique d’intégration de la diversité culturelle, qui fait pourtant toute la puissance des droits culturels.
En outre, la transversalité et la verticalité hiérarchique des institutions sont perturbées par l’horizontalité des droits culturels. La notion d’expertise est remise en cause et la question de la participation est largement introduite. Les droits culturels réinterrogent par exemple la médiation, qui n’est plus centrée uniquement sur l’œuvre mais qui doit intégrer des relations interculturelles. Tou·te·s les citoyen·ne·s doivent s’emparer des droits culturels et les mettre au travail, mais les pouvoirs publics ont un rôle particulier à jouer.
Le Ministère de la culture, en s’inspirant d’expériences concrètes et notamment associatives, doit saisir les droits culturels au-delà de l’injonction paradoxale à laquelle il doit faire face. Par exemple, il s’agit a minima de diffuser dans les services les « gestes qui sauvent » vis-à-vis des droits culturels – comment travailler à la coconstruction du cheminement des personnes, comment s’assurer de la disponibilité de ressources culturelles qui soient accessibles, acceptables, adéquates et adaptables, etc. Un travail de déconstruction du vocabulaire employé par le champ des politiques culturelles s’avère nécessaire, puisque ce vocabulaire n’est pas adapté aux enjeux des droits culturels. Enfin, des espaces d’expression, de débat et de coopération dans les respects de toutes les diversités permettront de mettre en travail les droits culturels au sein des institutions publiques.
L’exemple portugais : faire valoir les droits culturels par les politiques culturelles
Le GEPAC est un organe du ministère de la Culture au Portugal doté de compétences transversales. Il a pour mission le suivi, l’évaluation, la création de politiques culturelles, la planification stratégique, les relations internationales et le soutien juridique dans le champ de la culture. Pour mettre en travail les droits culturels, le GEPAC insiste sur trois perspectives : rendre accessible la culture à un plus large public et garantir le droit de participer à la culture et à la création artistique ; faire reconnaître le rôle de la culture comme promoteur des droits humains, d’inclusion et de cohésion sociale ; faire de la culture un instrument de développement territorial et de valorisation de la diversité culturelle. Pour cela, il répertorie et diffuse par exemple les expériences associatives qui ont mis la culture au service de l’inclusion sociale. L’idée est de s’en enrichir pour la création de nouvelles politiques publiques. Ses actions s’inspirent également du Budget National Participatif, où les citoyens proposent des projets et dont beaucoup sont liés à la culture.
Pour favoriser l’application des droits culturels, Susana Sousa préconise d’étendre le rôle de culture dans les programmes intersectoriels pour favoriser le développement local et l’inclusion, de décloisonner le secteur culturel et d’élaborer de nouveaux moyens d’évaluer les impacts des projets et mesures menés.
- Article 103 de la loi NOTRe (LOI n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République) : « La responsabilité en matière culturelle est exercée conjointement par les collectivités territoriales et l’Etat dans le respect des droits culturels énoncés par la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005. » ↩︎
- Article 3 de la loi LCAP (LOI n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine) : « L’Etat, à travers ses services centraux et déconcentrés, les collectivités territoriales et leurs groupements ainsi que leurs établissements publics définissent et mettent en œuvre, dans le respect des droits culturels énoncés par la convention de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005, une politique de service public construite en concertation avec les acteurs de la création artistique » (lire la suite ici : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000032854341) . ↩︎
Cette synthèse a été rédigée par Valérie de Saint-Do pour l’UFISC.

Ressources
Ressources en lien avec les interventions et thématiques abordées lors de cette plénière conclusive
Tribune de Luc Carton parue dans le cadre des Rencontres nationales de l’éducation populaire en 2022 | Tribune publiée dans le cadre des Rencontres nationales de l’éducation populaire, les 17, 18 et 19 mars 2022 (page 21). |
Education permanente / populaire et transition. Quelques questions et repères | Contribution de Luc Carton, au Rencontres de l’ErE 2019 sur la transition. |
Les droits fondamentaux : une zone à défendre et à renforcer en France et en Europe ! | Déclaration de sortie du POP MIND 2019 |
Palabre autour des droits culturels : parlons de nos démarches ! Un temps d’échange à (ré-)écouter !
Explorer le référentiel des droits culturels
Les droits culturels, c’est quoi ? | Diaporama proposé par l’OPC. |
Les droits culturels dans la Déclaration de Fribourg | Carnet de traduction réalisé par Réseau culture 21. |
Démocratisation, démocratie et droits culturels | Rapport d’étude de Réjane Sourisseau et Cécile Offroy. Réalisation Opale pour la Fondation Carasso, 2019. |
Padlet de l’UFISC sur les droits culturels | Textes de référence et ressources thématiques. |
Typologies. Les droits culturels en action. | 10 typologies d’action pour mettre en effectivité les droits culturels, issues des travaux réalisés dans le cadre de la démarche Paideia menée par l’association Réseau culture 21 et l’Observatoire de la diversité et des droits culturels. |
« Cartographie des droits culturels : nature, enjeux et défis » | Page ressources du Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme. |
Convention de Faro sur la valeur du patrimoine culturel pour la société (2005) | Droits culturels et patrimoine. |
ESS et Droits culturels. Pour une économie attentive aux relatives d’humnité dans un monde vivant. | Synthèse des travaux réalisés par le groupe de travail ESS & Droits culturels du Laboratoire de transition vers les droits culturels. |
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