Comment penser les modes de vie induits par le numérique à l’aune des droits humains ? L’histoire des droits humains continue de s’écrire et les défis du numérique constituent une occasion de penser à de nouvelles effectivités des droits, portées par des aspirations et des revendications des acteurs de la société civile. Le Pass Culture est une des illustrations récentes qui nous obligent à nous interroger. Il met sur la table les sujets d’émancipation, de concentration, d’accès, d’algorithme, de gestion des données des personnes, de responsabilité publique et citoyenne.
Au-delà et bien plus largement les modèles d’application et de plate-forme, la transformation des médias comme l’usage des outils numériques, se développent et nous questionnent. Quelles ambitions peut-on alors penser pour les droits culturels ? Comment se mettre au travail à travers d’autres modes de faire ? Ensemble, tentons de décrypter les enjeux de ces transformations et inspirons-nous des alternatives qui se construisent.
Intervenant·es
- Sophie Delalay, membre de Petzi (Suisse)
- Angie Gaudion, chargée de communication et de partenariats chez Framasoft
- Pierre-Yves Gosset, directeur de Framasoft
- Guillaume Lechevin, directeur du Jardin Moderne (Rennes)
- Laura Aufrère, membre du comité de coordination du RIPESS Europe (Réseau Intercontinental pour la Promotion de l’ESS)
SOMMAIRE DU DOCUMENT (cliquer pour dérouler)
- Libertés numériques et libertés fondamentales : quelles articulations ?
- Des alternatives solidaires pour se libérer des outils numériques proposés par les GAFAM
- La collecte des données : une menace pour les droits culturels ?
- Le Pass Culture et son algorithme : une entrave à la démocratie culturelle ?
Libertés numériques et libertés fondamentales : quelles articulations ?
« On ne peut pas exercer les droits fondamentaux sans réelle protection des libertés numériques. » Pierre Yves Gosset
Les libertés numériques relèvent de nos libertés fondamentales – droits de l’homme, droits inaliénables, libertés publiques. Les premières sont venues bousculer les secondes sans les remettre en cause. Le processus de numérisation de la société, alimenté par l’ « État plateforme », pose problème : peut-on encore aujourd’hui être un·e citoyen·ne à part entière sans avoir accès à internet ? Malgré leurs allures contemporaines, les problématiques que le numérique semble avoir fait émerger sont anciennes. Par exemple, l’anonymat et le pseudonymat ne sont pas propres à l’ère numérique. La publication anonyme de pamphlets remonte à plusieurs siècles. Le cadre législatif actuel permet déjà de rechercher, d’identifier et de punir les auteurs de propos haineux tenus via un support papier ou numérique. Cependant, le numérique a ses propres enjeux politiques et financiers. Les fichiers nationaux qui centralisent les données personnelles et biométriques des citoyen·ne·s peuvent poser problème au respect de la vie privée. Les aspirations politiques à une censure de plus en plus élargie, qualifiant de menaces terroristes une « menace de détruire des biens dans l’optique potentiel d’influencer une décision politique », interrogent également nos libertés fondamentales.
Les données personnelles des utilisateurs, pourtant inaliénables, sont récupérées et vendues par des multinationales (notamment les GAFAM). Cette pratique bien connue nous interroge sur la réalité de nos droits numériques. La centralisation de ces données par ces géants du web vient endommager la supposée neutralité du net. En outre, nos libertés sont mises à mal par la publication ou non d’une œuvre selon des critères financiers, imposant ainsi une forme de censure a priori. Il y a donc une dépendance étroite entre les droits fondamentaux et les droits numériques : sans numérique libre, c’est-à-dire contrôlé par les citoyen·ne·s, on ne peut avoir de société libre. Les processus législatifs tentent de soumettre le numérique pour mieux soumettre les citoyen·nes. Le numérique échappe parfois au pouvoir politique qui cherche alors à remettre la main dessus, quitte à sacrifier nos libertés fondamentales.
Des alternatives solidaires pour se libérer des outils numériques proposés par les GAFAM
Les outils bureaucratiques centralisés par des grandes sociétés capitalistes comme Google ou Microsoft ne correspondent pas aux valeurs défendues par les structures de l’ESS. Nombreuses ont alors fait le choix de se tourner vers des logiciels libres tels que Thunderbird ou LibreOffice. Dans son témoignage, Guillaume Lechevin affirme qu’il n’a pas été compliqué de s’adapter à ces outils au sein de l’association Jardin Moderne.
Dans une logique de décentralisation, le réseau d’éducation populaire Framasoft propose à tou·tes les citoyen·nes 34 alternatives plus respectueuses de la vie privée, en usage libre et gratuit. Avec Contributopia.org, Framasoft propose à tou·tes d’être des acteur·rices de la décentralisation et se positionne en faveur de l’émancipation de tou·tes les internautes. L’outil Framablog permet par ailleurs de valoriser d’autres initiatives citoyennes et associatives. Outre les outils bureaucratiques, des structures plus spécialisées se sont affranchies des logiciels traditionnels d’ingénierie. Le Jardin Moderne s’est tourné vers Ubuntu studio pour dépasser l’obsolescence programmée et les exigences des logiciels d’enregistrement et de mixage privateurs qui contraignent l’utilisateur à toujours consommer davantage. En plus d’être une source d’économie pour l’association, cette transition technologique a renforcé les rapports entre les membres de l’association. La seule difficulté rencontrée est l’obsession des institutions publiques pour les logiciels traditionnels largement démocratisés par les multinationales.
Les logiciels libres sont des biens communs qui fonctionnent par la participation et l’implication de tou·tes les acteur·rice·s qui souhaitent y prendre part. Ils visent à casser les schémas mentaux de la marchandisation et de la consommation engendrés par la société capitaliste. En devenant indépendantes, ces structures se libèrent d’une forme de féodalité et redonnent aux citoyen·nes le contrôle de leurs données personnelles. Le Chaton (Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires) repose sur la signature d’un manifeste où les hébergeurs s’engagent à respecter un certain nombre de règles en lien direct avec nos valeurs.
La collecte des données : une menace pour les droits culturels ?
Les professionnel·les du numérique sont rarement invité·es à penser les besoins et les enjeux du champ culturel et artistique, pourtant touché par le développement d’outils numériques. En effet, les entreprises qui produisent des artistes ont investi les systèmes de billetterie pour devenir rentables. Ce phénomène s’est traduit par une concentration verticale des plus grandes entreprises comme Live Nation ou AEG. Les petits acteurs dépendent désormais de ces grandes structures, tant les artistes émergents qui ne peuvent accéder à certaines salles que les plus petites salles jugées non rentables.
Cette structuration en oligopoles risque à long terme d’aboutir à une standardisation de la culture, en menaçant la scène locale et particularités régionales. Les libertés numériques des citoyen·ne·s sont au cœur de ces menaces : les géants de la billetterie récoltent des métadonnées pour maîtriser les préférences des spectateur·rice·s. Ces bulles informationnelles leur permettent de créer et de promouvoir de nouveaux artistes qui correspondent aux attentes du public et qui ne peuvent, par conséquent, que plaire. Le profit vient alors gommer la diversité.
Pour éviter que ces données ne tombent dans les mains des sociétés qui marchandisent l’art et la culture, d’autres modèles solidaires de billetterie ont vu le jour. Par exemple, l’association suisse Petzi, qui représente plus de 190 salles de concert et festivals, a développé une billetterie indépendante solidaire favorisant les tarifs bas. De même, SoTicket est une billetterie mutualisée à l’initiative de SoCoop. Plusieurs salles de concert et réseaux ont choisi de mettre au point cet outil de billetterie pour le gérer selon leurs propres besoins et décisions. Ainsi, le réseau est libre de fixer certains paramètres (tels que les frais de location) et de régler le curseur des données qu’il souhaite collecter ou non, selon les utilisations futures. Cet outil permet également de s’affranchir du passage par un opérateur qui aura tendance à spéculer sur la vente des billets.
Le Pass Culture et son algorithme : une entrave à la démocratie culturelle ?
Le Pass Culture, annoncé en 2017 par le Président de la République Emmanuel Macron, est un service public offrant aux jeunes de 18 ans 500€ pour qu’ils puissent s’épanouir en ayant accès à l’offre culturelle la plus large possible. A priori en faveur des droits culturels, cet outil est en réalité une entrave à la démocratie culturelle selon Laura Aufrere. Cette politique est pensée sur une structuration de l’offre et de la demande qui endommage les droits culturels : on y retrouve d’un côté les producteurs qui vont proposer une offre, et de l’autre côté des publics qui vont faire un choix dans un catalogue. Par ailleurs, cette logique de catalogue nuit aux esthétiques spécialisées et masque une réalité sociale beaucoup plus complexe.
Dans l’optique d’un développement agile de l’application « Pass Culture », le Ministère de la Culture a saisi Etalab – agence au pilotage des startups d’État. Des bulles de filtre ont été mises au point pour faire en sorte qu’un·e jeune ne puisse répéter à son envie certains choix culturels trop obtus. Il est déconcertant de voir que les pratiques culturelles d’un·e citoyen·ne, disposant du droit de vote, soient orientées et accompagnées de la sorte… La création de ces bulles repose sur des critères complètement opaques et sur un algorithme. Or, ces algorithmes traduisent par avance les liens sociaux et les goûts, c’est-à-dire des faits sociaux, en dispositifs techniques. D’une part, cela remet en cause les droits culturels : quelle place pour la liberté de découverte et notre propre curiosité ? D’autre part, le rôle des structures de l’ESS est menacé par une recentralisation des dispositifs opérationnels au profit du Ministère de la Culture et par le gommage des aspirations qu’elles ont nourries dans les territoires. Toutefois, ce solutionnisme technologique face à des politiques publiques complexes n’est pas une fatalité : les multiples alternatives montrent bien en quoi il est possible de faire autrement.
Cette synthèse a été rédigée par Valérie de Saint-Do pour l’UFISC.

Ressources
Ressources en lien avec les interventions et thématiques abordées lors de cette plénière conclusive
- Découvrir Petzi, association Suisse qui lutte pour la reconnaissance sociale et politique des salles de concerts et des festivals à but non lucratif
- Découvrir Framasoft, réseau d’éducation populaire consacré principalement au logiciel libre
- Découvrir le Chaton, Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires, qui vise à rassembler des structures proposant des services en ligne libres, éthiques et décentralisés
Explorer le référentiel des droits culturels
Les droits culturels, c’est quoi ? | Diaporama proposé par l’OPC. |
Les droits culturels dans la Déclaration de Fribourg | Carnet de traduction réalisé par Réseau culture 21. |
Démocratisation, démocratie et droits culturels | Rapport d’étude de Réjane Sourisseau et Cécile Offroy. Réalisation Opale pour la Fondation Carasso, 2019. |
Padlet de l’UFISC sur les droits culturels | Textes de référence et ressources thématiques. |
Typologies. Les droits culturels en action. | 10 typologies d’action pour mettre en effectivité les droits culturels, issues des travaux réalisés dans le cadre de la démarche Paideia menée par l’association Réseau culture 21 et l’Observatoire de la diversité et des droits culturels. |
« Cartographie des droits culturels : nature, enjeux et défis » | Page ressources du Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme. |
Convention de Faro sur la valeur du patrimoine culturel pour la société (2005) | Droits culturels et patrimoine. |
ESS et Droits culturels. Pour une économie attentive aux relatives d’humnité dans un monde vivant. | Synthèse des travaux réalisés par le groupe de travail ESS & Droits culturels du Laboratoire de transition vers les droits culturels. |
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