L’arrivée de grands groupes multinationaux dans l’économie du spectacle vivant n’est déjà plus une nouveauté. Cependant, ce phénomène connaît actuellement une forte accélération mais aussi une diversification de ses formes et de ses acteurs, à travers de nouvelles alliances entre capitaux privés et politiques publiques. Dans un contexte de baisse tendancielle et de concentration des financements publics de la culture, il illustre également une polarisation entre secteur marchand et culture institutionnelle menaçant ou disqualifiant toute une diversité d’initiatives garante de la diversité culturelle et artistique et plus largement de la participation démocratique des personnes à la vie culturelle de leur territoire.
Face à ce constat, il s’agit désormais de s’interroger sur les responsabilités collectives des acteurs et des pouvoirs publics pour construire de nouveaux modes de coopération et de gouvernance des projets culturels et artistiques et des mécanismes de régulation macro-économiques, propres à garantir les droits culturels des personnes.
Intervenant·es
- Paul Reed, Directeur général de l’Association of Independent Festival (Royaume-Uni)
- Franck Michaut, Chargé de mission SMA (Syndicat des Musiques Actuelles)
- Philippe Berthelot, Consultant Heklev ar bed (L’écho du monde)
- Vincent Jannot, Directeur de l’association Terres de Liens
Les phénomènes de concentration : facteur d’invisibilisation des acteurs culturels lucratifs
Les phénomènes de concentration économique et institutionnelle s’observent aussi bien à l’échelle nationale qu’européenne et mondiale. Ils découlent essentiellement de la mise en concurrence des structures, culturelles ou non, sur un marché dérégulé. Les accords de libre-échange ont accéléré ces phénomènes en considérant le spectacle vivant comme une marchandise.
Dans l’industrie musicale, les phénomènes de concentration économique et institutionnelle ne sont pas nouveaux mais tendent à s’accélérer en raison de la dérégulation. La concentration institutionnelle peut se définir comme la tendance des pouvoirs publics à concentrer leurs subventions sur un certain nombre d’acteurs. Quant à la concentration économique, on en distingue plusieurs formes. La concentration horizontale correspond à l’absorption de la concurrence dans une activité donnée. La concentration verticale désigne la capacité d’un acteur ou d’une entreprise à être présent sur l’ensemble des maillons de la chaîne d’une filière – par exemple, dans l’industrie musicale, il s’agit d’avoir la mainmise sur la billetterie, les salles de spectacles, les médias, etc. Les phénomènes de concentrations horizontale et verticale peuvent se combiner : on parle alors de concentration diagonale. Il existe différentes modalités à la concentration : rachat d’entreprises et d’initiatives, logique d’alliance, de contrôle avec une prise de participation, etc. Ces critères font penser immédiatement aux géants américains AEG et Live Nation, sur lesquels l’attention médiatique s’est portée ces dernières années. Des acteurs nationaux sont également concernés par ces phénomènes de concentration, tels que Lagardère ou Vivendi. Au-delà de la filière musicale, Fimalac possède une dizaine de structures de spectacle, 80 lieux dont des zéniths, des théâtres ou encore des casinos.
Dans son article « La culture est-elle soluble dans la concentration économique ? » publié dans Nectart, Emmanuel Négrier met en évidence l’ampleur de l’intervention de ces grands groupes marchands au sein du champ culturel. Alors que certains approuvent la concentration économique dans le champ culturel au nom de la théorie du ruissellement, nous identifions les risques de ce phénomène, notamment au vu de la situation dans d’autres pays et dans d’autres secteurs d’activité.
Franck Michaut pointe la naïveté, mais surtout la passivité, dont fait preuve la puissance publique. En effet, si la concentration est aussi forte aujourd’hui, c’est parce que les digues instaurées par les pouvoirs publics ont cédé les unes après les autres. Certains choix politiques, alimentés par une vision « économiciste » de la culture, se sont traduits par une baisse de financement public. En découle une polarisation de plus en plus forte entre d’un côté les « grands » et de l’autre des acteurs privés lucratifs menant des actions d’intérêt général, mais invisibilisés. Le chantier « Indépendance et diversité » du Syndicat des Musiques Actuelles (SMA) a débouché sur deux perspectives : l’interpellation des partenaires professionnels et des pouvoirs publics et la mise en place de leviers collectifs, dans une logique de coopération, de solidarité et de mutualisation, pour amortir le choc et développer des actions culturelles.
Une meilleure régulation pour lutter contre les pratiques anticoncurrentielles
Les organisations telles que l’Association of Independant Festival (AIF) donnent une voix collective à des festivals indépendants et leur permettent de peser davantage auprès du gouvernement et d’autres acteurs. Ainsi, l’action de l’AIF a permis d’éviter l’introduction d’une taxe sur les festivals et les sites qu’ils occupent, taxe qui aurait accentué les inégalités entre les petites et les grandes structures.
Contrairement au cas français, il n’y a pas de véritable concentration institutionnelle dans l’industrie des festivals au Royaume-Uni puisque le gouvernement n’accorde pas, ou peu, de soutien financier à ces structures – qu’il considère comme un élément de soft power et non comme un réel levier économique. En revanche, la concentration économique est très prégnante : Live Nation est propriétaire de plus de 25% des festivals accueillant plus de 5 000 festivaliers, détient presque 50% des parts de marché de l’industrie de la musique en directe, 46% de la billetterie des 61 premiers lieux de musique en live et organise plus de 3 000 concerts chaque année. Cette position dominante débouche sur des pratiques anticoncurrentielles dont souffrent les festivals indépendants. Les contrats d’exclusivité, en freinant la concurrence, ont des conséquences jusqu’en bas de la chaîne. Pour les spectateur·rices, cela implique une baisse de la diversité culturelle et une hausse des coûts des billets. Les talents, pris dans un réseau tentaculaire, se retrouvent souvent étouffés. Paul Reed plaide pour une forme de surveillance et de contrôle, basée sur des données et des enquêtes, afin de réguler la concurrence sur le marché.
Décloisonner et mutualiser les expériences solidaires dans les secteurs menacés les phénomènes de concentration
La concentration économique est un phénomène observé dans bien d’autres sphères de la société. En France, on compte 40 000 paysan·nes s’inscrivant dans un modèle antilibéral qui souffrent de l’émergence des géants de l’agro-industrie et de l’ubérisation de l’agriculture. L’organisation foncière en France favorise une forte spéculation qui exclut des terres les personnes qui ne sont pas issues du milieu agricole. Pour lutter contre cette spéculation, Terres de Liens agit pour montrer à la population que la terre n’est pas une marchandise mais un bien commun que l’on peut gérer ensemble selon certaines règles. Face à la grande spéculation et à la concentration foncière par certains grands groupes français, il s’agit de devenir minoritaire ensemble par la mise en place de réseaux d’agriculture alternative tels qu’InPACT. Les expériences réussies dans l’agriculture doivent être décloisonnées de ce champ et transférées dans d’autres, tels que la culture, et réciproquement.
Zoom sur Terres de Liens L’association Terres de Liens, créée en 2003, est à l’origine d’une société qui collecte de l’épargne, regroupant 18 000 actionnaires et possédant 80 millions d’euros de capital, et qui rachète des terres pour les louer à des paysan·ne·s. Outil local, cette société permet de mobiliser la société civile sur ces questions. Pour parvenir à ses fins, Terres de Liens a choisi de s’inscrire dans le système capitaliste mais de s’émanciper de la pensée dominante et de proposer des solutions en dehors du marché. → https://terredeliens.org/ |
Valoriser les microstructures et créer des solidarités sectorielles pour transformer le modèle concurrentiel
Notre mode de développement, le modèle capitaliste, s’étend à tous les secteurs avec tous ses aspects. Pour l’économiste Marie-Laure Djelic, deux aspects majeurs caractérisent le capitalisme américain qui s’est installé en Europe à partir des années 1950. D’une part, le gigantisme – des structures, des stocks, de la production, etc. –, instrument favorisé pour réaliser des économies d’échelle. D’autre part, la dérégulation de la concurrence du marché – qui est une forme de régulation.
Par ces caractéristiques, le modèle capitaliste génère une organisation en oligopoles à franges : les marchés sont dominés à 60%, à 70%, voire à 80%, par certains acteurs, des multinationales le plus souvent. De leur côté, les franges continuent à exister, ou plutôt à survivre, ou bien vont racheter des parts de marché.
Le secteur de la musique actuelle depuis les années 1970, dans lequel quelques entreprises se partagent l’essentiel du marché, est un exemple significatif. La structuration professionnelle place l’ensemble des franges dans une forme d’illégalité, ou du moins d’illégitimité. L’idée selon laquelle l’oligopole se nourrit de la frange et que la frange ne peut exister sans l’oligopole est un mythe : il y a une concentration verticale et horizontale, avec un actionnariat puissant et dispersé, qui rend son identification compliquée.
La perte de sens et des objectifs d’intérêt général générée par un mode de management particulier, qui s’est étendue jusqu’aux personnes publiques – New public management –, explique en grande partie l’accélération des phénomènes de concentration.
Dans le champ culturel, la grande difficulté est l’absence de lien réel avec l’État. La création du Ministère de la culture en 1959 n’a été qu’une ligne imaginaire entre ce champ culturel et l’État. L’argent public investi est insignifiant par rapport à celui investi dans les délégations de service public et dans les marchés publics. Un travail de déconstruction, à travers une lecture historique et technique, s’avère nécessaire pour sortir de l’imaginaire construit et aller vers des modèles de développement moins destructeurs.
Pour Philippe Berthelot, il semble peu réaliste de s’émanciper du jeu de la concurrence puisque le modèle compétitif est aujourd’hui collectivement accepté. Il s’agit alors de proposer, dans cet espace, des alternatives. Il est tout à fait possible de changer de posture face à ces règles, même pour les pouvoirs publics, en se projetant sur le long terme au niveau national et européen. Des petites batailles et des petites victoires sur le court terme ne seront pas suffisantes. Au quotidien, cela se traduit par un discours valorisant sur les microstructures et par la création de solidarités sectorielles au niveau territorial puis national. Une autre vision politique dans laquelle les personnes ne sont plus de simples consommateur·rice·s est également fondamentale pour parvenir à ce travail de déconstruction.
Le gigantisme imposé par le modèle capitaliste peut être affronté par l’autolimitation et la coopération, qui s’opposent à la logique concurrentielle. De même, un renouveau des pratiques professionnelles est au cœur de ce processus de transformation. La théorie du 360 permettant aux grands groupes d’être présents sur plusieurs entrées de métiers différents pour maîtriser l’ensemble de la chaîne de production n’est pas pertinente : il existe des « incompatibilités de métiers » sur lesquelles il faut réfléchir – ce qui a déjà été le cas pour les métiers de l’édition musicale et de la diffusion dans les médias par exemple.
D’autres pistes de réflexion, telles que la légalité des contrats d’exclusivité ou le statut juridique des artistes qui s’autoproduisent, nécessitent également d’être creusées..

Ressources
Retour sur cette table ronde « Comment lutter contre la concentration économique et institutionnelle ? », avec Franck Michaut, Chargé de mission SMA (Syndicat des Musiques Actuelles) et Philippe Berthelot, Consultant Heklev ar bed (L’écho du monde)
Réalisation : Ouest Track Radio. Habillage : Radio HDR
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